Shenzhen, la nouvelle Silicon Valley ? L’original plutôt que la copie

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La mégapole chinoise de Shenzhen veut faire oublier son image d’usine du monde pour celle de centre international de l’innovation. Si elle s'inspire du succès de la Silicon Valley il y a 50 ans, elle doit aussi s'en distinguer.

En ce mois de mai, la Chine fête les 5 ans du programme « Made in China 2025 », une ambition nationale de modernisation dans tous les secteurs stratégiques : aéronautique, technologies de l’information, robotique, énergies propres, médecine, etc. Dominée par les États-Unis, la chaîne globale de valeur est désormais bouleversée, à l’image du match entre Apple et Huawei. Conformément à la stratégie industrielle de la Chine, Shenzhen s’inspire de la Silicon Valley en affichant son ambition de devenir un centre mondial de l’innovation technologique. On aurait pourtant tort d’y voir une simple copie du modèle américain. Shenzhen entend s’appuyer sur les atouts bien spécifiques que lui confère son statut de « zone économique spéciale », en plein cœur du delta de la rivière des Perles.

Le siège social de Tencent dans le quartier de Shekou à Shenzhen. Tencent est l'un des emblématiques géants du Net chinois et alter ego de Facebook en Chine. © MAO Siqian/Xinhua

Shenzhen, berceau du miracle économique chinois

Rien ne prédestinait Shenzhen à devenir un jour l’usine du monde. En 1979, c’était un village de pêcheurs entouré de terres en friche. Son niveau de pauvreté préoccupait le président Deng Xiaoping et Xi Zhongxun, gouverneur de la province du Guangdong, père de l’actuel président chinois Xi Jinping. Selon un article paru en 2017 sur le site du Quotidien du Peuple, Shenzhen était un point de passage pour la contrebande par lequel fuyaient des milliers de clandestins vers Hongkong. Deng Xiaoping voulait y moderniser son secteur agricole en important du matériel et des semences de Hongkong. Ce serait sous les conseils avisés de Xi Zhongxun qu’il a finalement privilégié la voie d’une industrialisation immédiate. En 1979, la zone portuaire de Shekou a été choisie pour accueillir des firmes hongkongaises de démolition navale. Dès lors, plus rien n’allait empêcher l’afflux des capitaux et compétences des Chinois d’outre-mer, les huaqiao (华侨), qui marquait la première étape de l'ouverture de la Chine.

Le modèle de Shenzhen a d’abord été étendu à d’autres villes. Avec l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001, Shenzhen s’est ensuite spécialisée dans l’assemblage de produits électroniques. Un modèle qui a rapidement montré ses limites avec la crise économique américaine de 2008, où la Chine a pris conscience de sa dépendance aux exportations. Puis en 2010, une vague de suicides chez les ouvriers des usines Foxconn a mis en lumière des conditions de travail d’un autre âge. Le projet « Made in China 2025 » doit désormais permettre de tourner la page de toute une époque. Demain, Shenzhen aura pour mission d’incarner une Chine des services et des industries de pointe, affranchie de sa dépendance aux technologies et capitaux étrangers.

La success-story de Shenzhen en rappelle une autre. Dans les années 1950, la Silicon Valley était également une région agricole. Dans les années 1970, elle a vu naître les meilleures inventions et startups d’électronique. Elle conserve aujourd’hui son leadership grâce aux géants du numérique, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Les ingrédients du succès ? Une logique de « grappe industrielle » qui concentre tout dans une même zone géographique, la sous-traitance des activités manufacturières à l’étranger, des universités de renom et des inventeurs hors-pair, de nombreux leviers financiers et enfin, son mode de vie. En s’inspirant de la Silicon Valley, Shenzhen a donc de grandes ambitions. En a-t-elle seulement les moyens ?

Tirer parti de la « grande baie Guangdong-Hongkong- Macao »

L’innovation est un enjeu d’aménagement du territoire. Aux États-Unis, elle est concentrée autour de la baie de San Francisco. En Chine, elle est beaucoup plus dispersée. La Silicon Valley compte 4 des 150 premières universités du classement Shanghai 2019. Shenzhen aucune. Parmi les 500 entreprises américaines et chinoises de technologies qui ont rapporté le plus de revenus en 2019 (Fortune Global 500), 8 ont fixé leur siège social dans la Silicon Valley, 4 à Shenzhen. Pékin regroupe les 7 restantes.

Shenzhen n’est pas la seule en lice. D’autres mégalopoles voient le jour en Chine, comme Chongqing-Chengdu ou Pékin-Tianjin-Hebei.

Pour dynamiser la région, le gouvernement chinois a lancé en 2017 un projet de mégalopole : la « grande baie Guangdong-Hongkong-Macao ». De quoi permettre la fusion de toute une chaîne de valeur, de la conception à la production, qui concentrerait une forte concurrence dans la recherche fondamentale, une grande quantité de main d’œuvre et un grand marché de consommateurs (36kr.com). C’est pour permettre cette fusion qu’a été construit le pont Hongkong-Zhuhai-Macao, le plus long du monde (55 km), inauguré en 2018.

Selon Séverine Arsène, politologue et chercheuse associée au Médialab de Science Po, il ne faut pas crier victoire trop vite : « L’idée se heurte à des incompatibilités qui rendent le projet non désirable du point de vue de Hongkong. Le dynamisme de la zone repose aussi sur la capacité à attirer des jeunes du reste du pays et donc, paradoxalement, sur le maintien d’un certain niveau d’inégalités à travers le territoire. » Shenzhen n’est pas la seule en lice. D’autres mégalopoles voient le jour en Chine, comme Chongqing-Chengdu ou Pékin-Tianjin-Hebei.

Dépasser l’image d’usine du monde

La main d’œuvre de Shenzhen est encore majoritairement constituée de travailleurs migrants, les mingong (民工). D’après les statistiques municipales de Shenzhen en 2018, 8,4 millions de personnes (64 % de la population de la ville) ne possédaient pas de permis de résidence, dont la plupart figurent parmi les mingong. Comme en témoigne l’augmentation de la productivité du travail, qui prouve le changement de la structure des emplois, l’évolution est en cours. Mais pour dépasser le modèle manufacturier, Shenzhen doit effectuer une double révolution : automatiser les activités manufacturières ou les sous-traiter ailleurs en Chine ou à l’étranger.

Le plan « Made in China 2025 » semble porter ses fruits. La valeur de la production des robots industriels est passée de 41 à 84 milliards de yuans entre 2014 et 2018, surtout dans le district de Bao’an, qui concentre 39 % du total des entreprises robotisées de la ville (qianzhan.com). À l’automatisation peuvent aussi s’ajouter des délocalisations. C’est ainsi que l’économiste hongkongais Zhang Wuchang estime que les emplois industriels peuvent être déversés à Dongguan, ville voisine au nord de Shenzhen, qui peut s’adapter rapidement à tous types d’industrie, produire rapidement et à bas prix, même si ses coûts sont supérieurs à ceux des pays en développement. La meilleure solution reste encore la délocalisation des activités manufacturières dans d’autres pays en voie d’industrialisation : Vietnam, Bangladesh ou Pakistan. Shenzhen pourrait suivre l’exemple du Japon, qui a effectué sa transition vers la haute valeur ajoutée au moment où les « 3 dragons » (Corée du Sud, Taïwan et Singapour) acceptaient de produire les biens que le Pays du Soleil levant délaissait. C’est la théorie avant-gardiste « du vol des oies sauvages » de l’économiste Japonais Kaname Akamatsu.

« C’est la nature de l’intervention de l’État qui pose question : comment favoriser les meilleures idées ? Ne pas gaspiller les ressources ? Garantir l’égalité des opportunités et la sécurité juridique ? »

Selon Gilles Babinet, vice-président du Conseil national du numérique, Shenzhen ne doit pas non plus délaisser ses avantages comparatifs traditionnels : « Shenzhen est une ville qui sait très bien travailler sur des prototypes, sa racine hardware (composants électroniques) a encore sa place aux côtés du rôle de donneur d’ordre des Américains. Je dis toujours qu’il ne faut pas essayer de copier. » Un avis partagé par Zhang Jun, économiste chinois et doyen de la faculté d’économie de l’Université Fudan à Shanghai : « Shenzhen peut s’appuyer sur les villes manufacturières qui l’entourent, mais doit aussi garder sa racine hardware, qui reste un atout pour le développement des startups. » Shenzhen pourrait donc faire fusionner la conception et la production dans un écosystème hybride.

Shenzhen doit encore moderniser son système financier

Le succès de la Silicon Valley repose sur un climat libéral fortement concurrentiel et sur sa capacité à lever des fonds, principalement du capital-risque, indispensable pour les startups qui rencontrent souvent des difficultés pour obtenir des prêts bancaires. Gilles Babinet estime qu’à la différence de Pékin, Shenzhen et Hongkong n’ont que très insuffisamment développé cet instrument. Shenzhen devrait selon lui miser sur des incubateurs universitaires, capables d’accompagner des étudiants dans leurs projets d’entreprise. Le manque de capital-risque à Shenzhen tiendrait à son écosystème encore très industriel : « Il n’existe pas vraiment d’écosystème de startups à Shenzhen. Le financement est encore beaucoup trop endogamique, ce sont des industriels qui ont déjà réussi qui en financent d’autres, ce qui reproduit les mêmes modèles. »

Shenzhen peut cependant compter sur un autre atout : le rôle de l’État. Comme le souligne Séverine Arsène : « Beaucoup d’entreprises sont trop heureuses de bénéficier de subventions. L’État assure aussi un bon environnement pour les affaires : une éducation assurée pour tous, de bonnes infrastructures de transport et de télécommunication. » Une subtilité du « socialisme à la chinoise » qui a permis à Huawei de devenir un leader dans les télécommunications, au grand regret des États-Unis (cf. Le 9 n°22, novembre 2019). Pour autant, la chercheuse rappelle que ce modèle trouve des limites en termes d’allocation des ressources et de créativité : « C’est la nature de l’intervention de l’État qui pose question : comment favoriser les meilleures idées ? Ne pas gaspiller les ressources ? Garantir l’égalité des opportunités et la sécurité juridique ? » C’est la différence avec Hongkong. Selon Mary-Françoise Renard, économiste et spécialiste de l’économie chinoise au Centre d’études et de recherches en développement international : « Shenzhen a été créée près de Hongkong pour bénéficier de son savoir-faire en matière financière et d’ouverture internationale. Mais Shenzhen est encore loin d’égaler Hongkong sur le plan financier. »

Vue panoramique du quartier de Nanshan à Shenzhen. La ville, en proie à une forte pollution, s'est lancée en 2016 dans une politique de nettoyage et de reverdissement qui commence à porter ses fruits. © LIANG Xu/Xinhua

Accroître les compétences

Shenzhen manque encore d’universités de classe mondiale. Mais les choses sont en train de changer très rapidement. C’est ainsi que depuis 2018, la ville peut compter sur le « laboratoire Pengcheng », un complexe de recherche et développement (R&D) au sud de la ville, dans le quartier de Nanshan, où se trouvent plus de 8 universités. Depuis 2018, 5 centres de recherche y ont ouvert leurs portes. Shenzhen comptera 20 universités d’ici 2025, contre 13 en 2019 (Shenzhen Education Bureau).

À l’heure actuelle, les meilleures universités de Chine se trouvent surtout à Pékin et Shanghai. Cette dernière compte à elle seule respectivement 4 et 11 universités du programme 985 et 211, les deux projets d’internationalisation et d’excellence des universités chinoises lancés par le gouvernement en 1998. Shenzhen n’en compte aucune.

57 % des ingénieurs et scientifiques de la Silicon Valley étaient nés à l’étranger, un point sur lequel Shenzhen doit encore faire ses preuves.

Selon Julien Krier, entrepreneur en Chine et développeur produit dans le secteur du design, ce retard académique peut être comblé par une forte composante pratique, inhérente à l’innovation : « De nombreux étudiants des grandes universités américaines comme le MIT ou Harvard viennent de plus en plus faire des stages à Shenzhen. Dans le monde des startups, les entrepreneurs mettent de moins en moins en avant leur parcours universitaire ». Le meilleur indicateur de la montée en compétence de Shenzhen s’observe en réalité au niveau des brevets d’invention, domaine dans lequel elle a dépassé la Silicon Valley. Shenzhen symbolise le rattrapage de la Chine dans les logiciels (software). C’est ce qui fait le succès de Tencent, leader chinois de l’internet mobile, créateur de WeChat, et QQ.

Shenzhen doit attirer par son mode de vie et sa culture

Selon une étude menée en 2015 par la fondation américaine « Silicon Valley Competitiveness and Innovation Project » (SVCIP), 57 % des ingénieurs et scientifiques de la Silicon Valley étaient nés à l’étranger, un point sur lequel Shenzhen doit encore faire ses preuves. Comme le souligne Zhang Jun : « Si Shenzhen attire certes les capitaux des multinationales, elle peine encore à attirer les compétences. Il faudra changer les politiques d’immigration à venir. » La forte augmentation des salaires peut contribuer à attirer les compétentes étrangères. Mais selon Julien Krier, les communautés d’expatriés ont parfois tendance à se regrouper et à reproduire des zones de confort : « Tout le monde recrée ses réseaux, ses financements, ses activités. Chaque personne vit sa Chine. On peut vivre 15 ans à Shenzhen sans parler chinois. » À la différence culturelle s’ajoute enfin l’environnement, qui reste malheureusement tributaire d’une urbanisation intensive : « Shenzhen n’est pas un îlot au milieu de la Chine. C’est une ville très standardisée, polluée, et même si elle est plus propre depuis quelque temps, elle reste 100 % urbaine. Beaucoup d’expatriés repartent ensuite à Hongkong, Taïwan, et pour ceux qui ont plus de moyens, à Singapour. »

Pour devenir un centre mondial de l’innovation, Shenzhen ne doit pas copier, mais plutôt s’inspirer de l’expérience industrielle de la Silicon Valley, pour finalement s’en distinguer. Dans les prochaines décennies, Shenzhen sera certainement une ville hybride, mêlant hardware et software, champions nationaux sous perfusion de l’État et startups, savoirs théoriques et pratiques, ville propre et 100 % urbaine. Un modèle qui sera unique en son genre.

Photo du haut : la tour du siège social de China Resource dans le quartier Nanshan à Shenzhen. Achevée en 2017, elle culmine à 392 mètres. © Pixabay

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